La 46ème heure

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Ce texte participe à l'activité : Ecrire sur la justice : à vos plumes !

Quand la loi est injuste, il est juste de la combattre . André Comte-Sponville.

  Scène de crime. Dans la pénombre, les proches attendent le résultat des investigations. Le médecin légiste, dubitatif, indique que l'heure de l'homicide remonte sans doute à la veille au soir. Des traces d'ADN sont retrouvées sous les ongles, et des marques sur le sol suggèrent que la victime a été trainée. Le lieu de découverte du corps est différent de celui du drame. Ne serait-ce que de quelques mètres. La police scientifique s'affaire dans tous les coins à la recherche minutieuse d'indices derrière la rubalise.

L'inspecteur se gratte la tête. Il s'est déjà passé trop de temps pour avancer plus vite vers le coupable. Quant à la scène de crime dieu seul sait combien d'âmes l'ont souillée. Entre celui ou celle ayant trouvé la tragédie, les pompiers qui ont tenté de ranimer la personne, le médecin de famille, alerté en même temps que les sauveteurs, qui a constaté le décès, quelques secondes avant que les gendarmes puis la PJ, car cela relevait plutôt de leur juridiction, s'en mêlent. Sans compter ceux qui ont précédé tout le monde sans rien signaler comme dans l'affaire du boucher de la Sarthe. Un beau merdier, se dit-il.

Autant de questions, de confusion, d'événements contradictoires, de mensonges, de mystères, qu'il faut détisser. La résolution de certains meurtres relèvent souvent de l'impossible. Il lui arrive aussi d'être entravée par des intérêts  supérieurs. Le métier de policier est complexe. Et souvent, l'enquête, pour aboutir, a besoin d'un coup de pouce du destin. La détermination des détectives est, aussi, primordiale et leur motivation plus ou moins acharnée selon les mœurs en présence, après tout, ce ne sont que des hommes.

Marqués à vie par des affaires d'une incomparable ignominie, des inspecteurs chevronnés et des commissaires aguerris se sont cassé les dents sur des énigmes pour lesquelles, comme on dit, la réponse était dans le dossier. Outre les nuits blanches passées à revisiter l'histoire, les Vidocq, Martine Monteil, Nguyen Van Loc et Broussard furent hantés le restant de leur existence pour l'omission d'un grain de sable.

Toujours désavantagé par cet inexorable temps de retard sur son adversaire avec lequel il doit composer, le flic avance à tâtons dans les méandres d'un canevas sorti tout droit d'un esprit, certes malade, mais doté d'une redoutable organisation. Alors, puisqu'il lui faut coûte que coûte arriver à la vérité, parfois, ça dévisse. Des arrestations trop musclées où des bavures surviennent, à la garde à vue qui tourne mal, il y a bien d'affaires entachées de dérapages.

En garde à vue, les suspects, même innocents, sont amenés à craquer, et ce, souvent, pour ne pas dire toujours, autour de la 46ème heure. L'heure des aveux véridiques, imaginaires ou forcés. S'ensuivent les pièces à conviction qui disparaissent à mauvais escient, les cadavres incinérés trop tôt, les rapports d'expert falsifiés, les procés verbaux antidatés, les faux témoins, autant de charges inventées. L'aveu ne constitue pas une preuve. Nonobstant un nombre considérable de justiciables finissent à l'échafaud par ce biais si l'intime conviction des jurés, et la partie civile, s'en contentent.

Par ailleurs, le nombre de tueurs en série au scénario diabolique, ou de voleurs sans foi ni loi, qui échappèrent à la potence grâce à ce fameux temps d'avance, un peu de chance, un alibi douteux, un vice de forme, ou un avocat brillant, est pléthorique. Mais qu'ils aient échappé à la loi ou non, la presse a tôt fait de créer le mythe jusqu'à élire l'un d'eux, surnommé  le Campus Killer, "Homme de l'Année" (Time magazine). On a tous en mémoire les affaires du Dahlia Noir,  du Zodiac, de la Tuerie d'Auriol, du Courrier de Lyon, de la Femme sans Tête, du Gang des Souris vertes, du Bar du Téléphone, des Disparues de l'Yonne, du Gang des Postiches, de la tuerie du Sofitel, du Gang de Roubaix, et du Grêlé.

Don't let yourself get attached to anything you are not willing to walk out on in 30 seconds flat if you feel the heat around the corner. Michael Mann. Heat.

Dans d'autres cas, c'est le nom du ou des tueurs qui sert à désigner l'affaire : Dominici, Mesrine, Sagawa, Guy Georges, Simone Weber, Fourniret, Romand, Dupont de Ligonnès. Dans cette liste, les histoires dans leur contenu ou dans leur épilogue sont hallucinantes : une famille est complice de meurtre, un autre est cannibale reconnu coupable puis libéré, cet autre se distingue par la sauvagerie de ses actes, celui-là par le nombre improbable de ses victimes et pour les deux derniers, des coups de folie entraînant la destruction de la totalité des membres de leur famille, l'un est déjà libre l'autre est introuvable.

Certains patronymes évoquent, semble-t-il, des injustices : Monique Case, Patrick Dills, Le docteur Muller, Roland Agret, Jacques Viguier, Omar Radad, André Kaas, Loic Seicher. Ici, bien souvent, ce fut la personnalité équivoque de ces présumés innocents qui leur porta tord: un jeune paumé, un millionnaire flambeur, un médecin légiste, un prof de droit spécialiste en criminologie, un ouvrier au français approximatif ou un ancien délinquant, tous condamnés avant d'avoir été jugés.

Par chance, ceux-là connurent un heureux dénouement ce qui ne fut pas le cas d'autres blancs comme neige exécutés. Et si leur destin s'est éclairci après la tempête, ils le doivent à des avocats brillants de la trempe des Badinter, Collard, Dupont Moretti, Halimi, Isorni, Lombard, Leclerc, Metzner, Szpiner, Trémolet de Villers, Varaut, Vergès, ténors des prétoires, maîtres des plaidoiries, stars du barreau, pourfendeurs d'accusations erronées.

Et puis, hélas, il y a les histoires que l'on connaît par le nom des victimes. Ici, il s'agit de questionner l'humanité sur sa monstruosité au travers d'actes incompréhensibles. L'explication réside, dit-on, dans la part d'animalité chez l'homme. Plus quelques ingrédients d'ordre psychopathes saupoudrés parfois de psychotropes. En fait tout se joue dans notre gestion du complexe d'œdipe à l'adolescence. En cas de traumatisme lors de cette période, des déviances apparaissent amenant ces victimes à en faire d'autres : celles qu'elles tuent quand la porte du psychisme cède pour permettre le passage à l'acte.

Quelle est cette part du destin qui mit sur la route d'Elodie Kulik, Stéphane Dietrich, Christelle Blétry, les époux Roussel ou Maria-Judith Araujo des individus au profil décrit plus haut entraînant fatalement leur disparition dans des conditions épouvantables? Il y a pire : le meurtre d'enfants. Par décence nous n'évoquerons que leurs  prénoms. Ils ne perdront jamais leur innocence à nos yeux malgré l'horreur qui les a touchés: Cathy, Philippe, Karine, Cyril, Priscilla, Caroline...

Les affaires ci-dessus furent toutes résolues. Il faut donc rendre grâce aux policiers, juges et magistrats et autre personnel de cours d'assises pour leur efficacité. Citons ici les juges Falcone, Ruth Bader Ginsburg,  Michel, Borrel, Van Ruymbeke. Mais la justice fut quelques fois impuissante. Souvent malgré elle car l'ennemi était trop vil. Il existe un nombre hallucinant de crimes non élucidés pour lesquels des familles se battent depuis des décennies, trouvant des subterfuges pour repousser la prescription, règle absurde qui prononce la fin des enquêtes, donc des poursuites, après un certain nombre d'années.

Eric Calers, Magali Part, Sylvain Aloard, Gaelle Fosset, Ghislaine Leclerc autant de patronymes objets d'iniquités innommables et liés à une justice non rendue. Pour d'autres les corps ne furent même pas retrouvés, et leurs assassins courent encore. Pis, ils se délectent de l'arrestation voire de la condamnation  d'irréprochables à leur place et des balbutiements d'une enquête qui s'égare.

Au fond que craignent-ils? Entre l'abolition de la peine de mort et les remises de peines, quelques-uns, bien qu'interpellés, pourraient s'en sortir à bon compte, malgré de multiples meurtres d'adultes et d'enfants assortis de viols et de tortures, sous couvert du principe de la réhabilitation. Peut-on vraiment réhabiliter quelqu'un qui a assassiné son père, sa mère, sa femme, ses enfants et ses chiens? En prison, on leur donne même la possibilité de se marier avec des groupies qui accourent des quatre coins du pays précédées d'une multitude de lettres de vénération: ultime preuve d'un monde en perdition.  Il y a un détail qui cloche.

                                                                                 2020

Illustration: Le Dahlia Noir, Ellroy

Musique: Seven, Library Scene

https://www.youtube.com/watch?v=FL9bylhDkcc


Publié le 06/11/2025 / 18 lectures
Commentaires
Publié le 07/11/2025
Merci Enzo pour cette riche participation qui traite de nombreux sujets qui montrent bien à quel point la justice est une affaire complexe, et qui fascine la société toute entière. Mise à part l’usage du mot « trouvaille » mal adapté à la situation (il y a une connotation d’heureux dans l’usage de ce mot), tu fait bien ressortir toutes les personnes et corps de métiers qui se croisent dans ces terribles drames, des erreurs commises dans l’instruction qui peuvent conduire des innocents en prisons, la fascination de la société sur le sordide (et le nombre d’émissions qui pullulent sur le sujet en est la représentation), les monstres, les victimes, leurs avocats et l’indicible et l’incompréhensible qui mènent au chagrin, aux colères et à la révolte. Ma seul remarque dans la construction c’est que l’on part sur un policier dans l’enquête et qu’il disparait totalement sans que nous comprenions ce qui est advenu ensuite. De façon plus globale et avec tout ce que tu relèves une question me taraude : qu’avons nous appris de toute cette violence afin qu’elle ne se reproduise plus ? Tu as mis à plat de nombreux éléments qui font réfléchir et nul doute que les autres participations en développeront d’autres ou approfondiront les sous-thématiques que tu proposes de prendre en compte Merci de ta participation Enzo, la prose te réussit aussi très bien. A plus tard.
Publié le 07/11/2025
Bien vu. L'idée était d'évoquer tout ce qui m'était apparu effarant dans la ''justice''. Et cet amoncellement est effrayant. L'inspecteur? Il nous a servi à ouvrir le sujet, genre scène de film (crime) puis il a disparu dans les méandres de l'enquête, nous laissant sur notre faim, un peu, mais en pire, comme pour toutes ces familles de victimes qui n'auront jamais de réponses...
Publié le 07/11/2025
Une atmosphère pleine de tension et d’incertitude ! Tu abordes des thèmes complexes avec une clarté qui rend la justice à la fois accessible et touchante. Les références aux affaires célèbres et ton regard sur la nature humaine ajoutent vraiment une dimension à ton récit. J’apprécie aussi comment tu mets en lumière les injustices systémiques tout en racontant une histoire qui nous captive. Merci !
Publié le 07/11/2025
Bonsoir. Effectivement j'ai essayé de compiler les paradoxes de la justice tout en rendant justice à ses acteurs brillants et valeureux. Le reste sert à la mise en scène, hélas tout est vrai, à part les citations tirées de fictions, elles-mêmes inspirées...de la réalité. Merci.
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