La peur du vide

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La peur du vide

 

C’était fini. Lucie n’en pouvait plus, elle ne supporterait pas plus longtemps de vivre ainsi. Cela faisait maintenant cinq mois passés qu’il était parti et elle n’arrivait toujours pas à tourner la page.

Jonathan l’avait quitté pour une autre, même pas plus belle, pas forcément plus sympa, après cinq ans de vie commune et elle ne s’en remettait pas. Au début, elle l’avait supplié de revenir, menacé, harcelé puis devant son refus constant, était tombé en dépression. Avec lui, la vie avait été tellement belle ; il était plutôt bel homme, drôle et attentionné et remplissait sa vie amoureuse et affective. Ils avaient des passions et envies en commun, ils aimaient le vélo, les petits concerts intimistes, les séries sous la couette et elle avait fait avec lui des projets de voyages, de maison et d’enfants mais tout était maintenant bel et bien fini.

Depuis plusieurs mois, elle enchaînait les anti-dépresseurs, pleurait et refusait la compagnie de sa famille ou de ses amis, tout lui était insupportable. Elle passait des heures assise sur son canapé, contemplant son salon vide de bruit et de mouvement, elle n’arrivait plus à lire ou se balader en vélo, regarder une émission ou un film lui était impossible ; toutes ces activités qu’elle adorait avec Jonathan n’avait plus de sens, plus le même goût. A chaque fois qu’elle essayait, elle était prise de nausée et une salive acide et âcre lui inondait la bouche. Son cœur était brisé et sa vie tellement plate maintenant. Ce mois de novembre pluvieux et froid la déprimait encore plus et la perspective de passer un hiver dans ces conditions la remplissait de tristesse.

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Lucie avait alors pris sa décision depuis trois jours, elle allait disparaître. Elle venait d’acheter un bon morceau de corde et prévoyait de s’acheminer au plus profond de la forêt pour se tuer, personne ne retrouverait son corps avant longtemps et les animaux se chargeraient de son cadavre.

Étrangement, cette décision l’avait sortie de sa neurasthénie et elle s’était appliquée à chercher une forêt dense aux reliefs escarpés avec des endroits suffisamment loin des chemins de randonnées. Elle avait jeté son dévolu sur le massif de la Chartreuse, avait repéré un lieu éloigné de tout et de tous et préparé consciencieusement son sac avec sa corde, un peu de nourriture et d’eau pour le trajet, son téléphone pour les coordonnées GPS, une lampe de poche et un couteau. Enfin, elle avait enfilé des habits chauds et pris sa voiture en direction de Grenoble.

Elle avait commencé sa randonnée en prenant une boucle de quinze kilomètres qu’elle ne finirait pas ; à mi-chemin, elle avait quitté le sentier et s’était enfoncée dans les bois en suivant son GPS. Elle marchait depuis plusieurs heures maintenant, se frayait un passage entre les ronces et les fougères, dérangeait quelques oiseaux qui fuyaient en pépiant furieusement contre elle.

Elle se fit la réflexion que cette forêt, bien que vide d’un premier abord, regorgeait de vie. Les végétaux luttaient pour une place au soleil, des insectes grouillaient sous chaque vieille souche, des craquements indiquaient la présence de reptiles ou petits mammifères.

Enfin, elle entendit le bruit de l’eau, elle était bientôt arrivée au terme de son voyage ; elle n’aurait plus qu’à traverser un petit torrent et à chercher un arbre qui conviendrait à ses plans. Il était quasiment seize heures, la nuit tombait vers dix-huit heures, elle aurait tout juste le temps d’en finir avant le coucher du soleil.

Juste avant d’arriver au torrent, au détour d’un bosquet touffu, elle fut surprise par une odeur de fumée. Elle pensait rêver, qui aurait pu faire un feu ici, à cet endroit exactement le plus éloigné de toute civilisation, celui qu’elle avait choisi pour elle ; elle en était outrée, on lui volait sa dernière volonté.

En cherchant un peu, elle aperçut enfin un filet de fumée sortant de ce qui ressemblait à une grande butte de terre. C’était une sorte de dôme, aplati au dessus, d’un diamètre approximatif de quatre ou cinq mètres, une herbe rase poussait dessus et, tout au sommet, un petit conduit évacuait la fumée qu’elle avait senti auparavant.

En en faisant le tour, elle tomba sur une porte grossièrement construite à partir de branches et couverte de mousse, une grosse pierre posée au travers de la porte l’empêchait de s’ouvrir. Quelqu’un aurait construit ce tertre ? L’avait creusé et vivait dedans ?

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Elle avait toujours l’objectif de se suicider mais la curiosité l’emporta, elle frappa à la porte mais personne ne répondit. Elle ôta alors la grosse pierre et ouvrit la porte. En entrant, une odeur rance et enfumée lui emplit les narines.

Dans la pénombre, elle distingua dans un coin un amoncellement d’objets hétéroclites, une roue de vélo, une bassine en plastique, des morceaux de bois, de planches et de métaux ; dans un autre coin de l’unique pièce, des stocks de nourriture accrochés au mur ou posés à même le sol. Il y avait des noix, des châtaignes, du poisson et de la viande séchée, des sacs contenant des herbes. Enfin un foyer central encore fumant et aucun meuble, seule une paillasse faite d’herbes et de mousse indiquaient vaguement un semblant de lit.

Ce n’était pas une cabane de chasseur, le confort était bien trop rudimentaire, qui accepterait de vivre dans des conditions si primitives, même une journée ?

Lucie commença à s’inquiéter du propriétaire des lieux. C’était forcément un homme ou une femme mais quelle folie devait le traverser pour qu’il vive ici et ainsi ?

Elle prit peur et recula en direction de la sortie. En se retournant pour pousser la porte, elle fut saisi d’effroi. Elle vit d’abord la fourrure qui enveloppait la grande forme se tenant devant elle puis elle vit l’homme qui la portait, il était nu sous ce manteau de fourrure, les cheveux hirsutes et les yeux exorbités. Il tenait la porte de sa main gauche et avait un grand couteau dans sa main droite, il avait une expression hallucinée.

Lucie hurla de frayeur puis, acculée dans cette pièce, se résigna. Elle était venue pour mourir, elle n’avait pas prévue que cela se passe comme ça mais tant pis. Elle ferma les yeux et leva la tête pour tendre sa gorge, des larmes inondaient son visage. C’était fini, elle quittait maintenant le monde des hommes.

Elle ne sentait rien, était-ce cela la mort ? Si peu douloureux et si rapide ? Après quelques secondes qui lui parurent extrêmement longues, elle ouvrit les yeux, l’homme se tenait toujours en face d’elle, le couteau luisait, reflétait la faible lueur du foyer.

L’homme n’avait pas l’air menaçant mais agité, contrarié. Il se mit à faire des gestes avec son couteau en direction de la sortie en hurlant des sons vides de sens. Elle n’était pas la bienvenue ici mais il ne voulait pas la tuer visiblement. Elle se faufila en courant en direction de la sortie, s’entrava dans une racine puis ce fut le trou noir.

Elle se réveilla dans la nuit, les chairs mordues par le froid glacial. Elle était juste devant le tertre, du sang lui avait coulé sur le visage, s’échappant de sa tempe endolorie. L’homme l’avait juste foutue dehors. Elle avait froid et faim, elle était couverte de sang et de terre, elle se rendit compte qu’elle s’était pissée dessus à la vision de l’homme et de son couteau. Elle n’avait plus son sac à dos, l’homme le lui avait sûrement pris, et ne pouvait donc même plus se pendre.

Elle en ressentit une profonde tristesse, elle voulait disparaître proprement et dignement, elle se retrouvait au milieu de nulle part, souillée et affamée sans pouvoir rien faire. Pleine d’amertume, voyant qu’elle ratait sa mort après avoir raté sa vie, elle se mit en boule et commença à pleurer. Elle allait mourir de froid comme ça, sale et apeurée.

Instinctivement, elle se rapprocha de la porte qui était le seul point à l’abri dégageant un peu de chaleur et s’endormit, épuisée.

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A son réveil, une odeur diffuse de nourriture flottait. Elle était frigorifiée mais toujours pas morte et plus puante que jamais. La porte s’ouvrit alors et l’homme sortit de son logis.

Il la regarda fixement quelques instants sans parler, il était toujours nu sous son grand manteau de fourrure, toujours hirsute, mais une expression beaucoup plus neutre sur son visage, son sexe pendait à l’air sans que cela n’ait l’air de le gêner.

Ne sachant que faire, Lucie lui fit un petit signe de tête et essaya d’esquisser un sourire, tandis que son ventre se mit à gargouiller férocement. L’homme rentra dans sa demeure et en sortit tenant dans sa main une grosse galette brune et verte qu’il lui tendit.

La galette était chaude, l’homme venait apparemment de la faire cuire et l’odeur qu’elle avait sentie provenait donc de là. Elle le remercia et commença à manger. C’était une galette assez grossière fait visiblement à partir de farine de châtaigne et d’herbes aux goûts prononcés. Cela lui rappelait étrangement les Okonomiyaki, ces galettes japonaises que proposaient certains restaurants selects aux bobos lyonnais. Elle retrouvait ça ici, au milieu de nulle part accompagné d’un fou pour la servir, ce décalage l’amusa.

L’homme la regarda manger avec appétit et se servit aussi une galette qu’il mangea silencieusement en sa compagnie. Une fois fini, il sortit une bassine de sa maison de terre et ferma la porte avec la lourde pierre en regardant fixement Lucie. Elle s’était introduite chez lui sans sa permission et comprit qu’elle ne devrait pas recommencer.

L’homme se mit en marche et Lucie, ne sachant que faire, le suivit. Ils arrivèrent rapidement au bord du torrent, l’homme s’accroupit, joignit ses mains, et recueillit de l’eau qu’il commença à boire ; assoiffée, Lucie l’imita rapidement. L’eau était glacée mais lui fit du bien, elle en profita pour nettoyer le sang de son visage.

L’homme se releva, étendit son corps pour se décontracter puis péta bruyamment sans un regard pour Lucie et reprit sa marche avec la bassine dans les mains. Lucie lui emboîta le pas et, maintenant que ses besoins primaires étaient rassasiés commença à se questionner sur cet homme.

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Il n’en avait strictement rien à faire d’elle et la snobait complètement. Les seules paroles qu’il avait prononcé étaient ces cris rauques qu’elle avait entendu hier quand il lui intimait de sortir de chez lui.

Elle se rapprocha de lui et se mit à marcher à ses côtés puis essaya d’entamer la conversation

- Je m’appelle Lucie, je vous remercie pour la galette.

Elle avait prononcé ces mots très distinctement en forçant chaque syllabe comme quand on parle à un enfant ou un débile mais l’homme lui jeta un furtif coup d’œil et ne lui répondit pas. Après quelques minutes de marche à longer le torrent, l’homme s’arrêta et s’accroupit pour relever une nasse à poissons qu’il avait, elle s’en doutait, fabriqué lui-même. Il récupéra quelques petits poissons qu’il mit dans la bassine et retourna à sa cahute.

Lucie le regardait faire et tentait de comprendre. Cet homme n’était plus civilisé depuis longtemps et était retourné à l’état sauvage. Elle ne pouvait pas en attendre grand-chose, le mieux serait de retrouver son sac, sa corde et d’aller se faire pendre ailleurs mais pour l’instant, elle le suivait. Elle essaierait de récupérer son sac quand il entrerait de nouveau dans sa maison.

Mais la porte était toujours barrée par cette grosse pierre et déjà, l’homme repartait. Elle le suivait toujours, elle essayait de communiquer avec lui mais, à chacune de ses paroles, il la regardait brièvement sans répondre.

Il s’attelait maintenant à récolter des plantes, ce devait être des plantes comestibles pensa Lucie et elle se mit à l’imiter. Cela n’avait aucun sens de faire cela, elle n’allait pas tout de même revenir à l’âge des chasseurs cueilleurs mais elle ne savait pas quoi faire d’autre en attendant le retour à la maison de terre. Autant aider cet homme à faire des provisions, cela ne lui coûtait rien et cet homme fou n’était pas si méchant, il l’avait même nourri.

En la voyant faire, l’homme s’agita, il émettait des cris aigus et regarda sa récolte, il ôta quelques mauvaises herbes dans le lot de ce qu’elle avait pris, il était visiblement très content que Lucie participe à cette tâche et lui montra des endroits où récolter. Il redoubla d’ardeur et se mit à chantonner quelques mots incompréhensibles.

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Le soleil commençait à briller et il faisait presque bon, si ce n’est sa propre odeur qui l’insupportait, elle trouvait presque cette journée agréable. Elle glanait un peu de nourriture de ci de là, se promenait dans un endroit assez merveilleux quand on y attardait sa vue et la chansonnette de l’homme et des gazouillis d’oiseau venaient parachever le tableau.

Elle le regardait de dos et se questionnait sur cet homme, elle se demandait comment on pouvait en arriver à vivre ici. La raison de sa venue en ce lieu l’intriguait même plus que la façon dont il avait fait pour survivre jusque là. Elle fut sortie de sa contemplation et de son cadre enchanteur ; l’homme, toujours en train de chantonner, s’était mis à pisser.

Il était à trois mètres d’elle, n’avait eu aucun habit à enlever, étant nu sous son gros manteau et urinait devant elle. Est-ce qu’il s’en rendait compte ? Elle, s’était éclipsée quelques minutes de la corvée de glanage pour ses besoins ; lui, n’avait plus de pudeur, il pissait, pétait devant elle sans aucune gêne.

En retournant en direction de la maison de terre, l’homme était manifestement très content de sa journée. Il n’arrêtait pas de chantonner ses mots étranges et s’amusait avec son environnement. Il caressait les arbres, parlait aux oiseaux en imitant leur pépiement et poursuivit une grenouille en coassant de toutes ses forces.

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Arrivés sur place, l’homme l’invita à entrer avec sa récolte dans sa demeure. Le feu était encore couvant et il l’attisa avec quelques branches sèches, puis commença à trier les plantes et autres végétaux qu’ils avaient ramassé. Lucie le laissa faire tout en l’observant.

Il était minutieux et concentré sur sa tâche, puis il vida les poissons pêchés ce matin, certains furent accrochés pour être fumés et les autres remis dans la bassine en attendant d’être mangés.

Il faisait chaud dans cette pièce unique et fermée et le feu redoublait. L’homme enleva son manteau et ses vieilles bottes plusieurs fois réparées et s’assit en tailleur pour continuer ses tâches, Lucie, située en face de lui, le foyer les séparant, enleva quelques couches mais malgré la chaleur, garda suffisamment d’habits pour être décente.

Son sac à dos était bien là, derrière l’homme. Il lui laisserait sûrement le reprendre si elle ne le brusquait pas.

Elle repensa à la mort et à sa venue ici, ces pensées l’emplirent de larmes. Elle ne voyait toujours aucun sens à sa vie sans Jonathan et le futur lui semblait plat et vide. Pour lui, la vie avait l’air si simple, manger, trouver de la nourriture, se promener dans les bois en chantant. Elle l’envia pendant un instant, heureux les imbéciles !

Il avait enfin fini ses tâches ménagères, il approcha une bassine d’eau et commença à se laver, il prit quelques fleurs en main et se frottait le corps avec, de la mousse en sortait. De la saponaire !

Cet homme avait trouvé un moyen de rester à peu près propre. Une fois fini, il lui tendit la bassine et un nouveau bouquet de fleurs. Elle le remercia pour ce geste mais fut extrêmement gênée, elle devait se déshabiller devant lui pour se laver et ce qui semblait si simple pour lui, relevait pour elle de l’impudeur la plus totale.

Lui s’en fichait et commençait à écraser quelques châtaignes pour en faire de la farine. Finalement, elle se résolut à enlever sa culotte sale et à la laver ainsi qu’elle-même. Elle se tortillait dans son coin pour montrer le moins possible son corps mais de toute façon, il ne la regardait pas et restait concentré sur son pilon. Elle finit rapidement sa toilette, se rhabilla et approcha sa culotte du feu pour la faire sécher.

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Elle se sentait enfin un peu plus propre mais souhaitait tout de même retarder son suicide, elle était encore fatiguée, la nuit allait arriver et elle aurait le temps demain de faire ce qui lui plaît.

Elle s’approcha de l’homme et reprit son sac à dos, celui-ci la vit faire et ne broncha pas. Son portable était déchargé mais elle put récupérer son couteau qu’elle glissa dans sa poche et la corde était toujours là. L’homme avait fini de préparer sa farine et la rangea dans un sac, il entreprit de cuire les poissons de ce matin ainsi que quelques galettes à l’aide d’une grande ardoise posée sur le feu.

Il se mit à lui parler dans son babil si caractéristique et indiquait de son bras une position hors de la maison, apparemment éloignée. Il en parlait avec beaucoup d’intérêt vu l’expression de son visage et semblait excité à l’idée de cet endroit. Il lui montrerait peut-être demain un peu plus précisément ce qu’il voulait dire.

Mais pour l’instant, ils se mirent à manger. L’homme avait fait de nombreuses galettes et en réserva une partie qu’il plaça dans un sac. Il lui en donna une et se servit en poisson en le prenant dans une feuille, elle l’imita de nouveau. Ce repas, bien que peu raffiné, lui remplit l’estomac et lui fit beaucoup de bien. Enfin, l’homme arrangea son feu en rajoutant quelques grosses branches et se coucha dans sa paillasse.

Elle n’avait rien, elle, et se coucha donc directement sur le sol, prenant son sac à dos comme oreiller. Quand l’homme s’en aperçut, il alla lui chercher un tas de branchages et de mousse qui traînait dans un coin et lui donna. Il paraissait contrarié de devoir faire cela.

Est-ce qu’il était ennuyé de devoir se séparer de ces branchages ? Ou tout simplement énervé de devoir faire ces gestes si simples qu’elle aurait pu faire elle-même ? Il la prenait peut-être pour une imbécile finie, incapable de faire quoi que ce soit. Cela la fit sourire, ce renversement des rôles.

Elle le remercia et le gratifia de son plus beau sourire puis se coucha sur sa nouvelle paillasse et s’endormit profondément.

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A son réveil, la maison de terre était en pleine agitation, l’homme plaçait dans un sac de la nourriture et quelques plantes soigneusement choisies, il semblait se parler à lui même.

Quand il eut fini, il s’aperçut du réveil de sa colocataire et s’agita de nouveau en accélérant sont flot verbal sans qu’il soit plus compréhensible pour autant ; il enfila ses bottes et son manteau et lui indiqua de le suivre dehors.

Elle prit quand même le temps de se réveiller doucement, elle avait bien dormi et se sentait reposée. Elle arrangea un peu sa paillasse, chipa quelques noix pour son petit-déjeuner, se fit une petite toilette et sortit.

L’homme l’attendait et reprit son discours sans queue ni tête en lui montrant de nouveau un endroit avec son bras. Il lui montrait une montagne à plusieurs kilomètres de là, c’est là qu’il voulait aller et sans doute l’emmener.

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Elle ne savait pas trop quoi faire. Elle avait toujours en tête son idée meurtrière et avait même pris la corde dans son sac à dos mais cet homme l’intriguait, il semblait vouloir lui montrer ou expliquer quelque chose qu’il trouvait important. Lucie se dit que sa mort pourrait bien être retardée d’un jour de plus sans que cela ne change son projet et se planta devant lui pour montrer qu’elle était prête.

Il la prit par l’épaule, lui fit un très grand sourire et lui dit sentencieusement une phrase qu’elle ne comprit pas mais ressentit l’importance que cet endroit avait pour cet homme.

L’homme se mit en marche puis fouilla son sac, il en sortit quelques plantes et commença à en mâchouiller quelques unes. Il en proposa à Lucie qui, par souci de bien faire, prit une feuille mais le goût était très astringent et elle lui rendit le reste de la plante ; elle recracha discrètement sa feuille après en avoir mangé une partie.

Le soleil commençait à réchauffer la forêt et cette balade était de plus en plus belle et agréable, en remplaçant l’homme par une de ses amies, elle se serait cru en pleine randonnée. Son guide, lui était de plus en plus guilleret, il recommençait à chantonner, à parler aux oiseaux. Puis il se mit à chercher quelque chose au sol et trouva deux branches assez solides, il en prit une dans chaque main et frappa alternativement les arbres devant lui, il jouait un rythme et se mit à chanter.

Le spectacle était plaisant et elle s’assit pour mieux en profiter. Elle avait l’impression de comprendre ce qu’il chantait. Oui, elle percevait des mots et même des phrases puis la voix se fit plus distincte, elle ressemblait à la voix de Jonathan. Bon sang, c’était bien sa voix, c’était impossible. Elle regarda autour d’elle et prit peur, son environnement était flou, les arbres se tordaient en tous sens, les fougères poussaient à vue d’œil et toujours la voix de Jonathan qui lui résonnait dans la tête.

Elle tenta de reprendre pied. Qu’est ce qu’il lui avait fait manger ? Elle essaya de se calmer et de se raisonner alors que l’homme continuait à jouer et chanter de plus belle. Lui avait bien du manger quatre ou cinq feuilles.

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En se concentrant fortement, elle arrivait à distinguer les paroles insensées et la voix de l’homme des mots doux de Jonathan. Elle comprit qu’elle avait des hallucinations et que cela durerait une partie du trajet, cette plante était sûrement toxique, peut-être de la datura.

Enfin, il finit de jouer, lui fit signe qu’il fallait poursuivre et se mit à quatre pattes pour gambader et aboyer. Était-ce le résultat de ces drogues prises régulièrement ? Ou était-il déjà fou avant d’en consommer ? Elle l’ignorait mais les effets sur cet homme avaient tout du comique.

On aurait dit la folie douce des enfants avant qu’on leur inculque les règles de bienséance ; l’homme se montrait farceur avec elle comme avec le reste de son environnement, riait, sautait en tous sens et imitait tous les cris d’animaux qu’il connaissait.

Sa légèreté fit du bien à Lucie, cela faisait longtemps qu’elle ne s’était pas sentie aussi gaie. Il faisait beau, l’homme l’amusait en faisant le pitre et la réalité distordue de la forêt sous l’effet des drogues rendait le tableau fantastique.

Elle n’avait pas peur ; quoi qu’il ait ingéré et malgré ses facéties, l’homme continuait sa marche et se dirigeait vers son objectif.

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Enfin, ils arrivèrent à un promontoire, l’homme lâcha son sac, enleva son manteau et leva les bras au ciel en hurlant un cri de victoire. Ce promontoire était en fait une falaise à pic et l’homme courait vers la falaise. Le cœur de Lucie se serra, il n’allait quand même pas sauter ?

Non, il s’arrêta juste au bord de la falaise, mit ses mains sur les hanches et fit face à la beauté du panorama devant lui. Doucement, Lucie s’approcha en restant tout d’abord à bonne distance du bord, puis s’approcha un peu plus et s’aperçut de l’immensité du vide sous ses pieds, il y avait environ deux cents mètres de dénivelé.

Cette fois, elle prit peur et tomba à genoux, la tête lui tournait et ses jambes flageolaient. Ce vide, cette peur qu’elle ressentait, cette sensation d’être engloutie par une force gigantesque c’est ce qu’elle avait vécu au départ de Jonathan et qu’elle revivait une nouvelle fois. Elle tremblait maintenant de tous ses membres et regarda l’homme.

Lui, restait debout, face au vide, il était droit, les mains toujours sur les hanches et tendait la tête le plus haut possible, il défiait la falaise, le vide et même l’univers entier.

Puis, il fit un demi tour rapide sur ses talons et se retrouva face à Lucie, toujours à quatre pattes par terre. Il souriait, avec le genre de sourire du vainqueur, celui qui a gagné après une dure bataille et peut être légitimement fier de son exploit. Enfin, il se laissa tomber à plat ventre sur le sol et roula dans l’herbe en riant.

Il se releva et courut en hurlant, toujours nu, en direction de la forêt en oubliant son manteau son sac ainsi que Lucie. Heureusement, il revint peu de temps après sur ses pas, il était rayonnant.

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Lucie avait repris un peu de couleur mais avait subi un choc ; elle ne comprenait pas le lien qu’elle avait pu faire entre cette falaise et Jonathan. Cette peur du vide qui lui avait sciée les jambes était-elle de même nature que l’ampleur du vide qu’avait laissé Jonathan dans sa vie ?

L’homme s’assit et sortit des galettes et une gourde d’eau pour entamer le repas. Lucie essayait de comprendre. Qu’avait-il gagné ici ? Qui avait-il vaincu ?

Le repas fini, ils repartirent en sens inverse en direction de la maison de terre. Lucie jeta un dernier coup d’œil à la falaise. La vue sur les montagnes en face s’étalait sur cent quatre vingt degrés et était tout de même superbe. Elle n’avait pas vraiment pu en profiter.

Alors qu’ils redescendaient, un hurlement se fit entendre au loin. Des loups ! Il y avait des loups ici.

L’homme s’était arrêté et tendait l’oreille. Lucie le regarda, craintive. Pourraient-ils se faire attaquer ? Une fois le hurlement fini, l’homme joignit ses mains à la bouche et répondit d’un long hurlement lui aussi. La puissance et la véracité de ce cri surprirent Lucie, il y avait dedans quelque chose de bestial et spontané. Cet homme était sans cesse connecté au monde animal et végétal du massif.

Lucie eut envie elle aussi de hurler ; elle se sentit ridicule mais ressentait le besoin de dire sa présence ici, de crier au monde qu’elle existait et était là. Elle céda à ses instincts contre sa raison et lança elle aussi un long hurlement. Elle y mit toute sa voix, toute sa douleur emmagasinée depuis si longtemps et le hurlement finit comme une plainte déchirante. Puis le calme envahit la vallée.

L’homme la regardait circonspect. Aurait-il compris, à son cri, du mal dont elle souffrait ? Quoi qu’il en soit, Lucie ressentit un grand soulagement, elle en avait les larmes aux yeux et s’étonnait des bienfaits que pouvait lui procurer cette extériorisation.

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En arrivant au tertre, Lucie entreprit de ramasser quelque branches et mousses pour parfaire sa couche alors que l’homme s’activait en cuisine.

Comment se faisait-il qu’elle se sente si à l’aise en compagnie de cet homme. Elle s’était promis de se tuer mais quelque chose la retenait maintenant sans qu’elle ne sache mettre le doigt dessus.

Elle devait comprendre cet homme, elle ne saisissait pas le sens de ce qu’il avait vécu sur cette falaise et cela la frustrait. Il était heureux ici, il passait son temps à jouer, vivait selon ses codes, écoutait ses pulsions et y répondait. Elle aurait aimé elle aussi vivre plus simplement, selon ses envies. Elle aurait aimé vivre ce qu’il avait vécu sur la falaise et ne pas avoir peur du vide.

Elle décida de repousser son suicide d’une nouvelle journée et s’installa dans la maison pour manger puis s’endormit.

Au matin suivant, l’homme préparait de nouveau ses affaires, cette fois il avait sorti un arc et des flèches, il allait chasser.

Lucie s’était préparée, avait pris son sac et l’attendait en souriant mais l’homme lui fit comprendre qu’il ne voulait pas d’elle et qu’elle devrait rester là.

Elle s’indigna, ce connard de macho pensait-il que les faibles femmes devaient rester à la maison quand les hommes allaient chasser ? Puis, elle se fit une raison, elle n’y connaissait rien et risquait de compromettre cette chasse par son inexpérience. Elle le laissa partir à regret, elle se sentait tellement vivante à ses côtés.

Elle entreprit de s’occuper de la maison de terre et notamment du bric à brac entreposé au fond. Il avait du volé ces objets ou les avait récupéré dans une décharge.

Il y avait un peu de tout, du métal, du plastique, du verre. Elle décida de les sortir de la maison pour en faire un inventaire.

Elle trouva un plateau en bronze poli qu’elle accrocha au mur pour faire un miroir puis désossa la roue de vélo pour en retirer les rayons qui feraient des tiges de métal bien utiles.

Tout à la fin de la pile, elle tomba sur un grand cahier jauni et sali. Elle l’ouvrit par curiosité, c’était un journal d’un certain Sébastien, la date indiquait que sa rédaction datait de 12 ans environ.

C’était sûrement son journal intime. Comme il faisait chaud dans la maison de terre, elle se dévêtit complètement, elle était toute seule après tout. La chaleur du feu sur sa peau était tellement agréable. Elle s’assit sur sa paillasse et commença à lire.

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« Je m’appelle Sébastien Dupuis, j’ai 22 ans et je me suis installé ici, au plus loin des hommes, pour fuir leur compagnie et leurs lois. … Ils m’ont déclaré fou et m’ont envoyé à l’asile mais j’ai pu m’échapper ... parler aux animaux et aux plantes n’est pas un crime, qu’on me foute la paix ! »

Il s’appelait donc Sébastien et avait quasiment son âge alors qu’il paraissait dix ans de plus.

« Leur vie de merde est vide de sens, je n’en veux pas. Travailler plus pour consommer plus, acheter une voiture, une maison, quelle connerie ! … Je suis bien ici même si la solitude est parfois pesante. … Incroyable !! En me baladant, j’ai retrouvé la falaise d’où j’ai failli sauter quand j’avais 18 ans. Heureusement que je n’ai pas fait cette stupidité, quel con j’étais. Il faut absolument que j’y retourne ... »

Bon sang, elle y était, elle allait enfin pouvoir percer le mystère de l’homme et la falaise. Elle poursuivit fébrilement sa lecture.

« … Çà y est , je l’ai fait, je suis allé à la falaise et cette fois, je ne me suis pas dégonflé. J’ai pu m’approcher du bord et j’ai contemplé le vide, il est immense. J’ai pensé à ma vie creuse quand j’étais à l’asile, bourré de médocs pour supporter l’absence de vie telle que je la conçois. Puis j’ai levé la tête, c’était magnifique, les montagnes au loin, découpant les nuages, la forêt partout. C’est ça ma vie, c’est ce que je veux, c’est ça qui remplit le vide de ma vie … »

Lucie fut touchée par ces paroles, Sébastien avait réussi à vivre sa vie comme il l’entendait, il avait écouté ce qu’il voulait réellement. Est-ce que tout le monde fonctionnait comme lui ?

Est-ce que chacun a un vide intérieur à combler ? Elle pensa à son entourage, une de ces amies était ce que l’on appelle une acheteuse compulsive, une autre multipliait les conquêtes d’un soir, son oncle s’était réfugié dans l’alcool après son licenciement. Eux aussi tentaient de combler un vide apparemment.

Et elle ? Que voulait-elle vraiment ? Était-ce uniquement Jonathan qu’elle voulait ? Ou tout simplement partager l’amour qu’elle avait en elle et être aimée en retour ?

Elle fut troublée par ces réflexions, elle se sentait perdue. Fallait-il vraiment qu’elle se supprime ? Elle aussi pourrait peut-être combler son vide.

Elle pensa à la montagne abritant la falaise qui l’attendait au loin. Elle devait y retourner. Elle aussi pourrait défier le vide et saurait enfin ce qu’elle veut exactement. Elle brûlait d’impatience d’y retourner mais devait attendre l’homme, enfin Sébastien, pour qu’il la ramène là bas. Elle passa sa journée à ranger la maison, construisit une nouvelle nasse à poissons et fit tout son possible pour passer le temps.

Elle était en train de faire cuire des galettes quand il revint, quelques proies pendant sur son dos.

Lucie se leva d’un bond et s’approcha de lui. Elle tenta de lui expliquer qu’elle voulait retourner à la montagne mais il n’écoutait pas, il avait l’air gêné et détournait le regard.

Elle se rendit compte qu’elle était toujours nue, pile devant lui et qu’elle avait éveillé en lui du désir. Elle éclata de rire et se rassit sur sa paillasse, elle en discuterait demain. En tout cas, sa nudité ne la gênait plus et elle s’endormit ainsi.

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Cette fois, Lucie était debout avant l’homme, elle trépignait et se mit à chanter pour le réveiller. Lorsqu’il la rejoignit, elle lui fit comprendre qu’elle voulait absolument retourner à la falaise.

Il parut comprendre et lui sourit puis alla préparer sa besace et ils se mirent en route. Elle refusa ses plantes psychotropes, elle voulait être le plus consciente possible pour affronter la falaise, lui, reprit ses habitudes et passa le trajet à jouer.

Une fois arrivés au promontoire, Lucie posa son sac à dos, fit comprendre à l’homme qu’elle voulait y aller seule et se rapprocha du précipice.

L’approche fut difficile, chaque pas lui coûtait et une boule se formait dans son ventre. Enfin, elle arriva au bord de la falaise, son regard était aspiré par l’abîme ; elle tremblait, elle voyait dedans sa vie avec Jonathan qui se brisait deux cents mètre plus bas.

Elle n’avait qu’un pas à faire pour en finir, pour faire ce pour quoi elle était venue mais elle voulait d’abord se battre. Elle ferma les yeux et respira profondément et pensa aux paroles de Sébastien, il suffisait de lever les yeux ; alors elle rouvrit les yeux sur le vide immense et glacé puis leva les yeux vers l’horizon, le panorama était à couper le souffle.

Il faisait beau et les montagnes enneigées qui lui faisaient face resplendissaient ; juste en dessous, la vallée aux couleurs d’automne brillaient de milles ors. La beauté des lieux était encore plus immense que le vide à ses pieds.

Elle eut envie d’embrasser ce paysage si grandiose, elle eut envie d’en faire partie, de l’aimer et d’aimer tout simplement. Elle ne voulait plus mourir mais vivre comme elle l’entendait. Elle aurait d’autres amoureux, elle serait de nouveau amoureuse, la vie lui tendait les bras. Ses yeux s’embuèrent, elle avait gagné, elle avait elle aussi vaincu la falaise.

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Elle fit demi tour sur ses talons dans un grand sourire et courut vers l’homme puis se jeta dans ses bras. Elle pleurait littéralement de joie.

Se détachant de lui après une longue étreinte, elle hurla face à la forêt, elle était vivante, elle était de retour, elle était libre du poids qui l’entraînait vers le fond. Elle se mit à courir à toute allure vers la forêt en continuant à hurler. Elle se sentait si forte, indestructible.

Le retour à la maison de terre se fit dans une bonne humeur contagieuse. L’homme continuait à jouer et elle marchait à ses côtés en riant à ses singeries, en y participant parfois aussi ce qui l’amusa beaucoup.

Ils arrivèrent au tertre en fin d’après-midi et rentrèrent dans la maison. Lucie avait pris sa décision, elle partirait demain, elle rentrerait chez elle, elle voulait voir sa famille, ses amis, elle avait tant à leur dire.

Elle regarda l’homme tendrement. Pouvait-il imaginer à quel point il l’avait aidé ? Comme lui, elle s’était déshabillée en rentrant dans la maison ce qui lui paraissait maintenant complètement logique et naturel.

Elle avait une telle soif de vie qu’elle sentit le désir monter en elle et eut envie de faire l’amour. Avec l’homme ? Il lui manquait des dents, il était sale et hirsute, il était incapable de parler et de lui dire des mots doux mais il n’y avait que lui.

Elle s’approcha de l’homme, l’enlaça et commença à l’embrasser.

Le lendemain, Lucie se leva radieuse. Elle tenta d’expliquer à l’homme qu’elle devait repartir seule d’où elle était venue.

Elle lui remit sa corde et son couteau qu’il accepta presque religieusement. En échange il enfourna dans son sac à dos quelques galettes pour le trajet. Après des adieux émouvants et des phrases inintelligibles d’un côté comme de l’autre, elle reprit le sentier par où elle était venue.

Elle était prête, elle affronterait le monde comme elle avait affronté la falaise et elle vaincrait.

Novembre 2025


Publié le 23/11/2025 / 2 lectures
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