Au fond du parking, assis dans la crasse sombre de cet endroit isolé, ils échangent un regard, interdits : une personne passe, hésite, se rapproche, puis finalement s’en va. Un rire nerveux plus tard, Pierrick reprend sa feuille et continue à la rouler tant bien que mal.
« L’important c’est de mettre suffisamment de tabac, pour que le shit puisse bien se mélanger »
Il effrite la petite barrette noire sur l’objet de toutes les attentions, puis roule finalement la cigarette. La lumière du briquet éclaire furtivement son regard rieur, aussitôt caché par une imposante fumée âcre.
« Allez, qui prend la suite ? »
Antoine regarde le groupe : au sein de cette bande de collégiens turbulents qui le tolère, il a une place à part. Intello de la meute, il sait jouer des coudes pour se faire apprécier, toucher du doigt le risque, en tentant d’interfacer à l’imagination débordante des ados cette dose de calme et de raison qui leur fait trop souvent défaut. Guetteur des coups fourrés, à l’écart des tentatives les plus effrontées de la bande pour tromper l’ennui inhérent à cette morne banlieue, il veut aujourd’hui avancer d’un pas vers la tentation de l’interdit. Cette drogue douce, promesse de fous rires et de bien-être, lui a toujours semblé un étrange substitut à une vision claire de la vie, une porte inutile vers la perte de soi.
« Vasy, passe le joint, tu vas tout prendre là ». Julien attrape la clope et commence à tirer dessus. « Ça fait rien, je vois toujours pas d’éléphant rose, c’est nul »
« Et ta mère, elle est rose ? »
Fred avait toujours des réparties navrantes, mais bon c’était Fred, on ne pouvait rien lui dire. Il venait d’une famille difficile, un deux-pièces dans la cité d’à côté. Le père alcoolique, la mère en dépression, et trois gros chiens qui posent leurs poils sur le canapé. Julien, à côté, vivait dans un autre monde. Lui venait de Paris, « la capitale, s’il vous plait » : grand appart, parents riches, la belle vie quoi. Même si ses parents avaient plutôt l’air de fantômes. On n’a jamais vraiment su pourquoi il avait échoué ici, dans ce collège moyen de cette banlieue moyenne. Sans doute parce que c’était la seule ville à avoir un gymnase dans lequel il pouvait faire ses entrainements de gym. Peut-être aussi pour lui permettre de vivre une fausse vie de pauvre banlieusard…
Antoine les regardait d’un air perplexe, et prit la clope de haschich. Ça ne sentait pas si mal, finalement, comme de l’herbe coupée. Il aspira un grand coup, ce qui bien sûr le fit tousser, sous les regards hilares des copains. Pour une première fois, il ne s’en sortait pas trop mal, mais il préféra repasser le flambeau à Pierrick, las d’un effet qui finalement ne venait pas et risquait de lui enlever le discernement dont il a besoin pour survivre dans la meute.
« Bon, on n’a toujours pas décidé ce qu’on fait mercredi prochain ».
Cette façon qu’avait Pierrick de passer d’un état de voyou dangereux à un organisateur hors pair avait toujours sidéré Antoine.
« On pourrait se balader en rollers dans la cité, comme l’autre fois » ?
Fred avait bien aimé cette après-midi passée à ravager le mobilier urbain de leurs rollers rafistolés, à effrayer les vieux en les frôlant, à regarder la mort en face en sautant des murets. A vivre leur jeunesse à fond, en fait. Antoine avait surtout retenu cette impression de liberté, de vitesse, pour une activité finalement assez saine, qui changeait des habituelles conneries imaginées par la bande pour tromper son morne ennui.
Pierrick eut alors l’idée du siècle :
« Julien, tu habites bien à Paris » ?
« Ouais, vers Pigalle » réagit Julien d’un ton blasé, en essayant de pas trop se la raconter
« Alors on va visiter Pigalle à roller : tu nous montres les rues à putes, et on va admirer ton beau parquet » décida Pierrick
Aller à Paris tous ensemble, voilà une première pas banale, qui avait l’odeur d’un interdit excitant, mêlé d’une rencontre inconnue avec les rues de la capitale, et surtout de ses quartiers les plus sales.
La bande admit que c’était une bonne idée, sans écouter les molles protestations de Julien qui s’inquiétait déjà pour son parquet….
« Alors rendezvous mercredi 13h au RER, avec vos rollers », conclu Pierrick
Toute la semaine, Antoine se demanda comment il allait bien pouvoir rouler autant de temps sur ces rollers sans tomber. Il n’était pas très à l’aise avec la paire que Fred lui avait prêté il y a quelques semaines, même s’il fallait avouer qu’elle était particulièrement classe. C’était en réalité des baskets montantes sur lesquelles on avait vissé des roues spéciales, qui donnait à l’ensemble un aspect particulièrement cool. Il fallait donc l’attitude pour aller avec : pas question de rouler les bras écartés et de tomber tous les 3 mètres… Il allait continuer à s’entrainer dans sa rue bordée de pavillons : tourner, ralentir, freiner en faisant racler les bords des roues de la jambe droite. Tout un ensemble de techniques que Fred et Pierrick lui avaient apprises récemment, avec lesquelles il se familiarisait peu à peu.
Il appréhendait surtout l’imprévisibilité de ses copains, qui savaient passer d’un état normal à une capacité à se mettre dans des situations totalement délirantes de bêtises. A leur actif, on pouvait compter un bûcher de vers de terre dans le parc de la ville, une poubelle incendiée à un arrêt de bus, des fumigènes dans les couloirs du collège, ou encore une virée la nuit sur les voies du RER pour aller taguer dans un tunnel. Ce dernier exploit, dont Antoine avait su se dispenser, leur avait d’ailleurs valu un petit détour par le poste de police…
Au collège, Antoine voyait défiler la semaine comme d’habitude. Un peu d’ennui, avec des cours trop faciles pour valoir la peine de s’y consacrer entièrement. Un peu d’intérêt quand les discussions avec les copains dérivaient sur les BD d’Akira ou sur dernière émission de Doc et Difool sur NRJ, leur radio. Beaucoup de sport aussi, avec les entraînements de gym qu’Antoine suivait avec une passion mêlée de dépassement de soi, et qui lui permettait finalement de passer le temps.
Mercredi arrivait à grands pas, et avec lui l’émotion vive d’une aventure palpitante. Antoine avait bien sûr prévenu ses parents, qui ne lui refusaient rarement une sortie entre copains, connaissant sa capacité à ne jamais aller trop loin dans l’aventure.
Rollers dans le sac à dos, ils étaient tous les trois au rendez-vous, devant ces escaliers du RER qui allaient les transporter vers la grande ville. Julien les attendait à la station Pigalle.
Le RER arrivait à grande vitesse : symbole du lien qui reliait la cité-dortoir aux lumières de la capitale, il mêlait modernisme et vétusté, avec un aspect qui fascinait la bande. Des recoins sales, des tags, des travailleurs le dos courbé dans l’escalator, en route vers leur boulot-métro-dodo qui leur semblait le comble de l’horreur, eux qui rêvaient de voyage, de grand air et de liberté.
Les rues de Paris contrastaient aussi avec leur ville-banlieue. Des ruelles étroites et denses de circulation et de passants, de commerces, de lumières, alors que leur vie était bordée de larges avenues vides, de rues pavillonnaires et de cités sombres et dangereuses. Le souffle de liberté leur arrivait au visage, mêlé d’une appréhension : ils n’avaient pas tous les codes de ces rues. Rois de leurs trottoirs chez eux, ils étaient devenus fourmis insignifiantes dans cette capitale. Julien, qui habitait ici mais vivait là-bas, avait acquis pour la journée le statut de guide auprès de la bande. Les garçons le regardaient avec le plaisir de le voir enfin dans son élément et sa réalité, qui forcément devait être différente de la leur. Il les liait malgré lui à cette vie rêvée, lui qui insistait toujours pour se fondre dans la masse des « gars de la banlieue », il en était aujourd’hui Prince.
Pierrick tournoyait déjà avec ses rollers aux pieds, impatient d’aller rouler et partir à l’aventure. Les roues au pied, la bande s’élança sur les trottoirs parisiens : la vitesse augmentait l’adrénaline d’Antoine et sa jubilation de se voir suivre le groupe. Chaque virage était un défi, chaque arrêt, une cascade. Antoine luttait pour garder l’équilibre, mais grisé par la vitesse, tenait bon. Ses copains l’encourageaient en riant, comme s’ils bousculaient Paris à coups de roues.
Ils avaient l’arrogance des jeunes que rien n’arrête. Ils se sentaient invincibles, beaux et forts : la ville lumière accueillait leur liberté et leur effronterie, ils en tiraient une fureur de vivre.